14
Maissa frappa de la main le tronc. Le revêtement de camouflage commença à s’écailler et se ratatina jusqu’à ce que le vaisseau scintille d’un or soyeux sous le soleil orange. Aleytys le vit apparaître avec soulagement, en même temps qu’un certain trac. Elle était lasse d’attendre la dernière tâche. Elle avait interrogé les herbes par trois fois. Rien, pas le moindre signe. La tension lui nouait l’estomac alors même que le vaisseau était prêt à les emporter. Que devait-elle encore accomplir ?
Maissa lança un appel impatient ; elle rapprocha la caravane des arbres et l’arrêta à côté du vaisseau. Stavver arrêta l’autre à côté de la sienne.
– Je ne peux pas y croire.
Il eut un sourire.
– Aide-moi à détacher les chevaux.
Maissa sortit de l’astronef. Elle feignit de les ignorer et gravit les marches de la caravane. Aleytys descendit.
– Commence, Miks. Je ressors dans une minute. Avec Sharl.
Dans la caravane, Maissa était à genoux et se débattait avec le panneau. Le tiroir de Sharl était fermé, étouffant ses cris de colère et de panique. Aleytys fronça les sourcils, puis poussa un soupir, ouvrit le tiroir et en sortit le bébé qui pleurait. Maissa était ce qu’elle était. Inutile de s’attendre à ce qu’elle change.
Les cris de Sharl s’apaisèrent. Aleytys prit un couvre-pied et sortit. Elle plia la couverture de façon à former un nid douillet et allongea Sharl à l’intérieur en rabattant un coin sur son petit corps.
– Dors, mon petit…
Elle lui caressa la joue, puis alla aider Stavver à enlever le harnais des chevaux.
– Stavver ! Entre un peu ici !
Maissa avait tiré le rideau et se tenait à la porte, irradiant une énergie explosive.
Le panneau avait été rejeté sur l’une des banquettes. Maissa sauta sur l’autre et croisa les jambes sous son corps. Du pouce, elle désigna la cavité.
– Je n’arrive pas à la bouger. Essaie.
Stavver s’agenouilla.
– Difficile de trouver une prise.
Maissa haussa les épaules puis tourna la tête et foudroya Aleytys du regard.
– Je ne t’ai pas appelée !
Aleytys haussa les épaules. Elle s’appuya contre le chambranle et regarda Stavver tirer sur la boîte. Il parvint à en sortir un angle dans l’espace séparant les couchettes, mais tous ses efforts ultérieurs demeurèrent vains.
– Il va falloir la vider, fit remarquer Aleytys.
Maissa se rembrunit.
– Je ne veux pas.
Stavver renifla.
– Alors déplace ce machin.
– Ah, Seigneur ! Si seulement j’avais un homme !
– Ou un singe. Décide-toi.
– Sortez, tous les deux. (Maissa glissa de la couchette pour se placer entre Stavver et la boîte.) Je vous appellerai quand j’aurai besoin de vous.
Aleytys descendit les marches en silence. Elle regarda Stavver et ouvrit la bouche.
Il secoua la tête et la conduisit sous les arbres.
– Tu as raison, Leyta. Elle a retrouvé toutes ses charmantes dispositions. (Il s’assit et s’appuya contre un tronc d’arbre.) Viens ici.
Aleytys se laissa tomber contre lui.
– Tu discutes trop avec elle, Miks.
– Elle me connaît, Leyta. Je fais donc de la corde raide avec elle. Trop d’indépendance et elle me tire dessus par rancune. Trop peu, et elle me tire dessus par méfiance.
– Ahai, Madar ! Combien de temps avant I!kwasset ?
– Trois semaines. (Sa bouche arbora un petit sourire en biais.)
– Ouille !
– Une fois à bord de son vaisseau, Maissa est sur son territoire. Elle se calme quand on est dans l’espace.
Aleytys observait les chevaux, qui paissaient maintenant entre eux et la caravane.
– L’espoir fait vivre.
– Réfléchis, Leyta. Tu l’as vue, quand on est arrivés.
Aleytys poussa un soupir.
– Elle a subi de rudes épreuves.
– Oublie-la un instant. (Il l’écarta de son épaule et la tourna pour pouvoir regarder son visage.) Reste avec moi, Lee.
– Miks…
– Ne bondis pas. Réfléchis un peu avant de répondre.
Elle posa les mains sur ses bras.
– Je voudrais. Non… (Elle l’arrêta et hocha la tête.) Me suivrais-tu ?
Un tic agita la commissure de ses lèvres.
– Où ?
– Sur Vrithian. Je crois qu’il me faut m’y rendre. Pour Sharl. Et aussi pour moi.
– C’est là ta condition ?
– Non. (Elle baissa les yeux.)
– Eh bien, Lee, j’ai toujours souhaité voir Vrithian. Après ça, je te montrerai…
Il l’attira contre sa poitrine, lui caressant le dos tandis qu’elle frissonnait, riant et pleurant tout à la fois.
– Stavver !
– Merde !
Aleytys gloussa, la gorge humide, puis bondit sur ses pieds.
– Notre maître nous appelle.
Stavver grogna. Avec une lenteur délibérée, il redressa toute sa longueur osseuse, son visage étroit figé en une pesanteur renfrognée.
– Stavver, arrive ici ! Toi aussi, sorcière !
Aleytys s’essuya les yeux et le suivit jusqu’à la caravane où les attendait Maissa.
– Entrez et videz tout. Je vais descendre le treuil pour que l’on puisse monter la boîte quand vous l’aurez suffisamment vidée. (Elle jeta un regard méprisant au corps mince de Stavver.) Hurle si tu as besoin d’aide.
D’un pas rapide, elle regagna le vaisseau.
– Les trois semaines qui viennent seront très longues, grommela Aleytys.
Stavver s’agenouilla à côté de la boîte.
– Laisse tomber, Leyta ! Elle ne peut plus nous faire de mal. (Il prit les deux sacs puis les passa à Aleytys.) Mets les pierres là-dedans, ça sera plus facile à porter.
Aleytys hocha la tête.
Lorsque la boîte fut vide, Stavver la fit basculer et put la sortir de son trou. Avec l’aide d’Aleytys, il la descendit de la caravane et l’installa sous le treuil, dont le câble descendait lentement.
Aleytys se redressa en gémissant.
– Mon dos. Il ne sera jamais plus le même. Miks, je n’étais PAS destinée à devenir un mulet.
– Allez, viens. (Stavver retournait vers la caravane.) On a un autre chargement à porter.
– S’amuser. Je croyais que voler serait une aventure. D’après ce que je vois, c’est un boulot crevant.
Il lui adressa un large sourire.
– Rien de magique dans le vol, Leyta.
Lorsqu’ils ressortirent du chariot avec les sacs, Maissa attendait à côté du câble du treuil.
– Dépêchez ! lança-t-elle. Je veux fiche le camp d’ici.
Kale apparut hors de l’ombre des arbres.
– Restez calmes, dit-il.
Derrière lui, d’autres Lamarchiens se glissèrent hors de l’ombre, tels des félins à la poursuite d’une proie, arbalètes armées et pointées, les pointes vicieuses des carreaux scintillant au soleil.
Aleytys l’observait fixement. La subtile impression de désarroi et de rage difficilement contrôlée l’avait abandonné. Il rayonnait maintenant de fierté et de confiance en soi. Ce qui l’avait rendu amer, puéril, spectateur plutôt qu’acteur, avait maintenant totalement disparu… Comment ? Elle vit alors que ses faux tatouages avaient été effacés. Les loups souriaient sur son visage, bondissaient le long de ses bras, remontaient sur sa poitrine. Son arbalète était négligemment pointée sur le petit groupe : la menace réelle était le fait de ses compagnons.
– Écartez-vous de cette boîte, capitaine. Je vois que les armes qu’elle contient vous intéressent.
Maissa le foudroya du regard. Un instant, Aleytys craignit qu’elle n’ignorât son avertissement.
Kale pointa son arbalète.
– Je sais très bien me servir de ceci, Maissa. Tu n’es pas assez rapide pour éviter un de mes carreaux.
Maissa était en équilibre sur les orteils, les muscles tendus, prête à bondir. Son regard passa sur le visage de Kale, la pointe de son trait, le visage sévère des hommes qui se tenaient derrière lui, puis sur Stavver et Aleytys. Elle comprit leur répugnance à agir, soupira, se détendit et s’appuya contre un aileron de l’astronef.
– Gikena.
– Quoi ?
– Nous pourrions t’emmener. Si tu le désires.
– Si je ne le désire pas ?
– Nous pourrions t’emmener de force. As-tu le choix ?
– Oui. (Aleytys hocha la tête en direction de Maissa.) Vous ne pouvez me contrôler de la même manière. As-tu oublié ? (Elle sourit.) Sois prudent, Kale.
Toujours détendu et se sentant maître de la situation, il hocha la tête.
– Tu as reçu quatre tâches à accomplir, gikena.
– Je ne te l’ai jamais dit.
– Mon père le sait. Trois ont été réalisées. Ceci est la quatrième. Les Lakoe-heai t’ont utilisée, Aleytys. Pour ramener à son peuple l’Âme-en-vol.
– Ce poaku ? (Elle jeta un coup d’œil aux sacs.)
Il hocha la tête.
– Capitaine. (Comme Maissa refusait de le regarder, il répéta :) Capitaine. Viens ici. Tu es sur mon sol natal. C’est moi qui donne les ordres. Pas comme sur ta passerelle.
– Non !
– Viens. Ou meurs !
Maissa se redressa en considérant avec un intense étonnement son visage froid et vigoureux, se demandant où il puisait cette force. La folie qu’Aleytys redoutait en Maissa poussait celle-ci à une action violente, mais son instinct rusé acceptait les exigences du monde réel. Obéissant à Kale, elle recula contre un arbre et tendit les bras derrière elle. Le plus jeune des gardes anonymes fit le tour de l’arbre et lui attacha les mains par-derrière avec une prompte efficacité.
Kale indiqua ensuite Stavver.
– À toi, maintenant. (Il eut un large sourire.) Ce hua-hua, là-bas. Un homme de haute taille a besoin d’un grand arbre.
Le garçon lia les mains de Stavver puis se posta derrière le tronc suivant.
– À toi, maintenant, gikena. Doucement. Tu vois ?
Il s’écarta. Un homme aux cheveux blancs tenait dans un bras un ballot formé d’un couvre-pied, l’autre main tenant un poignard pointé sur le cou du bébé. Sharl. Dans cette agitation, elle l’avait oublié.
– Je crois que même toi tu ne pourrais arrêter cette lame, gikena.
Aleytys recula contre l’arbre et sentit les mains lisses du garçon se déplacer sur ses poignets.
– Et maintenant ?
L’homme aux cheveux blancs vint déposer à ses pieds Sharl, et celui-ci se mit à sucer tranquillement son pouce.
Kale abaissa son arbalète.
– Mon frère a fait un nœud différent pour toi, gikena. Avec quelques efforts, tu parviendras à te libérer. N’essayez pas de nous suivre. Nous serons dispersés et tout le monde se tournera contre vous. Un homme seul est difficile à découvrir à la surface d’une planète. J’aurai appris cela de mes voyages.
Les yeux noirs de Maissa brûlaient au milieu d’une pâleur mortelle. Elle demeurait muette.
Aleytys tira doucement sur les cordes qui la maintenaient prisonnière. Elles ne semblaient pas avoir de mou. Elle abandonna pour l’instant.
– Tu n’avais pas l’intention de m’emmener ?
– Cela me plairait. (Son regard parcourut lentement son corps, puis il hocha la tête.) J’ai trop bien vu ce dont tu es capable. Tu serais une compagne peu confortable pour un homme ordinaire.
La voix rauque de Maissa la poignarda.
– Fais donc quelque chose, sorcière !
– Quoi ? J’accepte toute idée exploitable.
Un grognement hideux sortit de la gorge de Maissa tandis qu’elle s’agitait follement dans ses liens.
Kale éclata de rire et s’éloigna. Il s’agenouilla près des sacs de poaku.
– Makuakane, l’Âme-en-vol est l’un de ceux-ci. L’honneur te revient, mon père. Prends l’Âme.
Il recula et dans un silence respectueux alla s’agenouiller, l’arbalète devant lui, la crosse fixée dans le sol.
Les trois autres vinrent s’agenouiller à côté de lui. Aleytys remarqua alors que le vieillard était une version plus âgée de Kale, alors que les autres n’avaient qu’un air de famille. Elle réalisa alors à quel point elle savait peu de chose de cette civilisation. Elle s’imaginait toujours que ce n’était qu’une portion inconnue de Jaydugar, alors que la caractérisaient de gigantesques différences.
Le vieil homme commença à vider lentement le premier sac. Il passait les poaku à l’un de ses fils, qui les remballait précautionneusement, avec révérence. Le premier sac fut enfin vide. Aleytys perçut une impatience croissante, sauf chez Kale.
Les rayons obliques brillèrent alors le long de la pierre ambre et rousse. Les mains du vieillard tremblaient.
– Âme-en-vol. Tu es revenue.
Tenant la pierre à bout de bras, il se redressa lentement. Il s’inclina devant Kale, ôta une main de sur le poaku et la posa sur la tête de Kale.
– Ma bénédiction, Kale, tu as rendu l’honneur au clan du Loup.
– Ces pierres m’appartiennent ! hurla Maissa.
Le vieillard éclata de rire.
– Absurde, femme !
Kale posa la main sur le bras de son père et attira son regard.
– Makuakane, là d’où vient celle-ci les femmes tiennent une place différente. Elle ne comprend pas ce qu’elle devrait être.
Maissa le foudroya du regard et se mit à jurer en une douzaine de langues différentes tandis qu’elle tirait vainement sur ses liens.
Kale lui jeta un regard puis s’approcha d’Aleytys tandis que ses frères harnachaient les chevaux et embarquaient les pierres.
– Je voudrais que tu comprennes, Aleytys.
– Quelle différence cela fera-t-il ?
Elle vit la sueur perler à son front. Son regard la quitta et se posa sur Maissa qui continuait de lâcher des obscénités, sur Stavver, froid et silencieux, puis revint sur elle.
– Près de mille ans d’histoire, Aleytys. Gikena. Tout cela est ancré dans notre tête. D’ailleurs… (Il hésita.) J’éprouve du respect pour toi, Aleytys.
– Du respect !
– Si tu ne peux accepter cela, disons que tu me plais bien. Ou disons que nous partageons un goût pour ce qui est vivant.
– Très bien.
Une brise s’aventura parmi les arbres et vint rabattre sur le visage d’Aleytys une grosse mèche de cheveux. Elle plissa le nez et essaya de rejeter sa chevelure en arrière. Il s’en chargea en coinçant la mèche rebelle derrière son oreille puis se laissa tomber en tailleur devant elle.
– Tu ignores beaucoup de choses à propos de Lamarchos.
– J’en ai pris conscience il y a quelques minutes.
Il arracha des brins d’herbe, qu’il se mit à mâchouiller.
– Les gikena sont rares. Et elles restent à l’écart du cours normal de la vie. (Il leva la tête et lui sourit.) Tu sais quelle est la place des femmes, ici ?
– Je sais que je ne pourrais demeurer sur cette planète.
– J’en doute. (Il hocha la tête, puis jeta les restes de fibre verte sur les orteils poussiéreux d’Aleytys.) Mieux vaut que tu partes. Je te vois déjà en train de transformer notre vie paisible en luttes perpétuelles. (La sueur recommençait à couler à côté de ses pattes d’oie marquées.) J’ignore comment… mais peu importe. Les femmes gardent les autels familiaux mais les hommes servent les poaku et veillent sur les sanctuaires des Lakoe-heai. Comme mon père. Surtout les grands, les pierres sacrées.
Il fixa l’obscurité sous les arbres, y distinguant des souvenirs qui le mettaient mal à l’aise.
– Les grands poaku. Ils demeurent dans leurs sanctuaires, possèdent leurs propres terres, leurs propres clans, qui les servent. Âme-en-vol était servie par le clan du Loup. Le fondement même de notre vie était de servir cette pierre, de nous occuper des dons, des terres et des chevaux qui lui étaient liés. En retour, la pierre servait de médiatrice entre le chef du clan et les Lakoe-heai. Je me rappelle des occasions où elle a guéri, des occasions où elle bourdonnait doucement dans la grande salle, tissant de vastes toiles de pouvoir que seul mon père savait déchiffrer. Le clan du Loup l’a servie des années et des années, pendant des siècles. Nous ne possédions rien et avions l’usufruit de tout, ainsi que des poaku pour acheter des lames pour nos saignées.
Aleytys vit que ses frères l’attendaient. Kale devint silencieux, comme s’il eût répugné à la quitter.
– Tes frères sont prêts, dit-elle.
– Ils peuvent attendre. (Il rumina en considérant l’obscurité.) Mon père avait un frère plus jeune. Il est devenu… Les vaisseaux karkesh lui ont jeté un sort. Il a imploré le Kapuna… (Il indiqua de la tête le vieillard, en train d’introduire l’Âme-en-vol dans un sachet spécial brodé.) Il voulait de quoi monter à bord d’un vaisseau et partir dans les étoiles. (Kale éclata de rire.) Ce serait un euphémisme, de dire que mon père ne l’a pas compris. D’ailleurs, nous ne possédions rien. Tout appartient au poaku. Aussi… (Kale redevint silencieux, rejeta la tête en arrière et considéra dans le ciel les rais de couleur.) Je me demande…
– Tu te demandes quoi ?
– Si j’arriverais à reprendre cette vie. (Il haussa les épaules.) Il a volé l’Ame-en-vol et a pu partir. C’était il y a vingt ans. J’étais un gamin, le fils aîné. Lorsque la pierre a disparu, nous avons évidemment été bannis. Chassés du service auprès des pierres ; les terres et les chevaux ont été confiés à d’autres mains. Obligés de gagner notre vie dans un coin reculé du pays. Pas de poaku pour nos fils, pas de dot pour nos filles.
« Mon père m’a envoyé à la poursuite du voleur pour lui faire payer par le sang le tort qu’il nous avait causé. (Un sourire sinistre tordit sa bouche.) Je ne l’ai jamais retrouvé. Cet idiot a dû se faire dévorer par quelque requin. J’ai erré d’un monde à l’autre jusqu’à ce que je tombe sur Maissa. Sachant ce qu’elle était, l’idée m’est venue de me servir d’elle pour libérer l’Âme-en-vol et la ramener à sa place. (Il se hissa sur ses pieds.) Dès le début, j’avais prévu ceci. (Il commença à aller et venir devant elle.) Je ne te connaissais pas encore. (Il haussa les épaules.) Tout est accompli. La malédiction a été levée.
Aleytys poussa un soupir, la colère l’ayant quittée au fur et à mesure ses explications.
Il fut troublé par son silence.
– Aleytys ?
– Je suis navrée.
– Navrée ?
– Je vois que tu me ressembles beaucoup, Kale. (Elle hocha la tête en direction des chevaux chargés.) Tu as une grande quantité de ce que les tiens considèrent comme des richesses. Prends quelques-uns de ces poaku et évade-toi de ce monde-piège.
Il hocha la tête.
– Je ne puis le faire. (Il lui toucha doucement la joue.) Si tu n’étais pas si dangereuse, je te garderais à mes côtés pour m’adapter plus facilement.
– Prévois une porte de sortie, Kale. Stavver m’avait donné ce conseil et je respecte son astuce. Je ne pourrais retourner auprès des miens. Même s’ils m’acceptaient, au lieu d’essayer de m’attacher à un poteau pour me brûler. (Elle soupira.) Ton père fait grise mine.
Il tendit la main derrière le tronc et tira sur le bout de corde.
– J’ai détendu le nœud. Ne tire pas dessus. Essaie de saisir les extrémités.
Il lui adressa encore une caresse puis rejoignit sa monture. Il ne put résister au besoin de provoquer Maissa. Une expression cruelle revint se peindre sur son visage de prédateur.
– Même tes instruments ne pourront nous retrouver, capitaine ! Bon voyage et merci pour ton aide…
Les arbres oscillèrent, comme tremblait la terre. Maissa haleta et jeta un coup d’œil au vaisseau qui se balançait dangereusement, menaçant de basculer sur le flanc. Kale eut un rire de joie sauvage.
– Notre monde est impatient de vous voir partir !
Il fit tourner bride à son cheval et disparut parmi les arbres avec les autres.
– Tourne-toi, que je voie tes mains et les nœuds, fit la voix absurdement calme de Stavver.
Elle éclata d’un rire hystérique.
Au bout d’une demi-heure, elle parvint à se libérer. Elle s’écarta de l’arbre en se frottant les poignets.
– J’ai l’impression d’être une vieille arthritique. (La terre trembla et la fit chanceler.) Vite ! fit-elle en se précipitant vers Stavver.
– Sers-toi du poignard, idiote !
– Ay-mi, quelle tête de linotte !
– Attention, j’ai besoin de tous mes doigts.
Elle gloussa et se calma pour couper les cordes avec efficacité. Tandis qu’elle s’occupait de Maissa, il se dirigea vers la boîte vryhh et récupéra tout ce qui lui appartenait, qu’il fourra dans sa large ceinture. Quand Maissa fut libre, Aleytys prit son bébé paisiblement endormi et la suivit vers le vaisseau.
Arrivée au bas de l’échelle, Maissa regarda sans expression dans la direction où avaient disparu Kale et sa famille. Puis elle se frotta lentement les mains et grimpa. Une minute plus tard, le câble se tendait et le treuil hissait la boîte avec ce qui restait de son contenu.
Aleytys se rapprocha de Stavver et glissa son bras libre autour de sa taille pour le serrer contre elle.
– J’ai peine à croire que c’est terminé. (Elle le sentit se raidir. Sa voix avait une étrange sonorité.) Regarde.
À travers les amas de bactéries, descendait une sphère grise en assez piteux état ; elle s’arrêta à une centaine de mètres du vaisseau de Maissa.
– Les Limiers ! (Aleytys s’accrocha à Stavver, ses genoux la trahissant.) Pourquoi n’en ai-je pas rêvé, alors qu’ils étaient si près ?
– À l’échelle, Lee. (Il la poussa vers le premier échelon.) File !
Sur l’écran de la passerelle, ils virent la sphère se poser après avoir fait apparaître deux paires de patins d’atterrissage.
Aleytys se mâchouillait le pouce, le front plissé.
– Tu ne peux pas décoller ?
Maissa hocha la tête. Son ongle cliqueta sur un cadran.
– Champ amortisseur. Il vide les moteurs de leur énergie. Et ici… (Le doigt courut à la surface de la console.) Des tenailles… des tracteurs… cela suffirait à coincer un vaisseau de guerre.
– Alors il me faut appeler à l’aide.
Les sourcils de Maissa se levèrent.
– Ouvre-moi le sas.
– Pourquoi ?
– Si je peux faire trembler la terre sous leurs patins, pourras-tu empêcher ton vaisseau de basculer ? (Elle considéra la sphère de mauvais augure.) Et cela suffira-t-il ?
Maissa éclata de rire, ses yeux dansant dans son visage basané.
– Cela devrait les secouer suffisamment, ces salauds ! (Toujours souriante, elle tapota l’un des petits carrés allumés.) Bouge ton cul, ma vieille. Fais un peu travailler tes petits amis.
Aleytys se tenait au pied de l’échelle, le corps dénudé, les bras tendus en avant.
– Vous ! lança-t-elle en exprimant sa colère, son mépris, ses exigences. Vous êtes mes débiteurs. Secouez ce vaisseau jusqu’à ce qu’il bascule, et nous serons quittes.
Le tonnerre lui répondit sans conviction.
Elle rassembla sa colère et la leur jeta, aussi brûlante qu’une boule de feu du ciel.
– PAYEZ ! Vous m’avez appelée votre sœur, naguère !
La terre gémit sous elle et le tonnerre gronda encore. Elle perçut un acquiescement, accordé à contrecœur.
– Bien !
Elle rompit le contact avec la terre et remonta l’échelle.
Maissa se retourna lorsqu’elle entra sur la passerelle en rajustant son batik.
– Alors ?
– Attends. (Elle s’approcha de l’écran.) Regarde.
Ils virent le vaisseau RMoahl osciller en cercles de plus en plus larges tandis que le sol se dérobait sous ses patins. Maissa était occupée à maintenir son propre appareil en équilibre. Elle gloussa en voyant la sphère peiner de plus en plus.
– Ils ont attendu trop longtemps. Ah… ah… ah… !
Une fissure s’ouvrit sous l’un des patins, qu’elle engloutit. Le vaisseau RMoahl bascula et s’affala lourdement sur le flanc.
Maissa chassa Aleytys de la console.
– Allongez-vous. Accrochez-vous. Tous les deux.
On eût dit que la seule force de la volonté de Maissa les faisait décoller. Le petit appareil traversa le champ de sondes invisibles et se glissa entre les vaisseaux-piques karkesh venus enquêter sur l’arrivée du limier qui avait déclenché toutes les alarmes de la planète. Puis il atteignit la zone de conversion.
Après que celle-ci eut été effectuée, Maissa pivota et s’étira avec une grâce sensuelle, adressant un éclatant sourire à Stavver et Aleytys.
– Je crois avoir juré de vous emmener où vous le désiriez. I!kwasset, n’est-ce pas ?
Elle haussa les sourcils à l’adresse de Stavver.
Il se releva et le sourire qu’il arbora égalait celui de Maissa. Lui aussi était revenu dans son univers.
Aleytys les regarda rejeter Lamarchos comme s’il se fût agi d’une étouffante couverture, prenant eux-mêmes de l’ampleur comme si les moteurs du vaisseau les avaient propulsés avec la même énergie.
Un instant oubliée, Aleytys alla contempler l’écran, la danse des étoiles dans le champ noir, cette beauté nettoyant en elle toutes les blessures.
Puis elle se détourna.
– Sharl est probablement mouillé et affamé. Et j’ai besoin d’un bon bain. Ah, Madar, un bon bain !
Stavver rit et passa la main dans sa chevelure.
– Je te préfère en rousse, Lee. Viens. On enlèvera la teinture en même temps que la crasse.